Il est toujours important, en analysant des données économiques, d’essayer de construire un discours d’ensemble cohérent. Déclarer qu’une envolée des excédents commerciaux est un signe de vigueur économique quand elle est due à une chute des importations et s’accompagne d’investissements en berne devrait amener à réfléchir. Inversement, une fois un discours cohérent établi, se pose la question de savoir s’il s’ancre effectivement dans la réalité ou s’il marche sur tête!
J’en profite donc pour revenir sur le modèle allemand. Bien évidemment, une collection d’anecdotes ne peut constituer la base d’une analyse, mais il s’agit ici d’observer comment ce qui apparaît dans les chiffres se traduit dans la réalité du mirage « miracle » allemand.

Pour rappel
Mon analyse du modèle Allemand affirmait qu’il avait consisté en des gains de compétitivité s’appuyant sur la baisse des salaires, des délocalisations dans les ex pays communistes, des fuites de capitaux dans le reste de l’Eurozone et qu’au final il avait abouti à une chute des investissements domestiques et à des excédents commerciaux en trompe-l’œil car traduisant avant tout une chute de la demande interne. Le chômage avait fini par se résorber, certes, mais grâce à la grande braderie de la main-d’œuvre allemande et au détriment de ses partenaires commerciaux de la zone euro. Il s’agit donc d’un modèle asymétrique et sans lendemain à partir du moment où, si tout le monde s’y met, surtout dans un contexte de crise ce sur quoi insiste Merkel depuis 2010, cela ne peut que mal se finir pour tout le monde. Remarquez, le FMI dans son blog, constate que l’Europe est au bord de la déflation.

Le « Made in Germany » en doute
Officiellement, l’Allemagne produit BMW et Mercedes, son avenir est radieux. En fait, elle ne réalise plus que l’assemblage final, à tel point qu’un rapport de l’OCDE de 2009 rappelle que seulement un tiers de la valeur ajoutée d’une Porsche Cayenne est réalisée en Allemagne. Avouez qu’une Porsche avec un label « Made In Slovakia » ne fait pas rêver. Ses dirigeants politiques en sont tout à fait conscient et s’opposent fermement à tout label. Ironiquement, quand Renault ne conserve en France que la production de modèles hauts de gamme et délocalise en Slovaquie ou Roumanie le reste, nos grands penseurs y voient une preuve éclatante du déclin industriel de la France face à l’Allemagne…

Les Investissements Publics en Berne
On entends souvent que l’Allemagne de l’ouest a réalisé un effort énorme pour reconstruire l’est au lendemain de la réunification. Le seul problème est que cet effort n’apparaît pas dans les chiffres, ce qui laisse dubitatif.


Pire les investissements publics nets deviennent négatifs à partir de 2003, ce qui signifie qu’ils ne sont plus suffisants pour couvrir la simple usure. Après 20 ans d’une telle politique, on trouve donc ici et des exemples qui poussent à l’absurde. Des compagnies allemandes dont la route la plus courte pour atteindre Hambourg passe par le Danemark, ou dont les transports mettent parfois plus d’une semaine pour parcourir 400km. Et une explication au passage, les investissements publics à l’ouest ont simplement été sabrés pour financer les infrastructures de l’est. C’est à se demander comment la classe politique allemande a pu penser un instant que cela serait sans conséquence sur la compétitivité du pays.

Mais qu’a fait l’Allemagne de ses excédents commerciaux ?
Clairement, elle ne les investit pas dans son économie. Par contre, jusqu’en 2008, les banques allemandes les ont placés dans le reste de la zone euro, essentiellement donc en prêtant à leurs consœurs européennes qui les pompaient dans leurs bulles immobilières respectives:


Sans surprise, l’article du Spiegel nous apprend que les investisseurs allemands ont perdu dans les 400Md € depuis 1999. Mais si les capitaux privés reviennent massivement en Allemagne depuis 2008, comment cette dernière peut-elle encore enregistrer des excédents commerciaux ?

Position de la BundesBank dans le system Target2
Une banque centrale qui pompe jusqu’à 700Md d’€ dans l’économie de ses voisins, dans un système de changes flexibles cela s’appelle une manipulation monétaire. Sous l’Euro, disons que la Bundesbank n’a pas vraiment le choix. Si elle ferme le robinet, Espagne, Italie et Irlande peuvent revenir au troc et font défaut c’est a peu près certain. Les banques européennes sautent et la zone Euro éclate. Cela en est alors fini des excédents et des investisseurs allemands. Mais simplement parce qu’elle n’a pas le choix ne signifie pas que l’Allemagne n’en profite pas au détriment de ses partenaires. L’Allemagne a des excédents commerciaux, elle ne les consomme pas ni ne les investit dans son économie. En fait, elle les pompe d’une manière ou d’une autre dans l’économie de ses voisins. C’est a peu près, en essence, l’accusation faite en octobre dernier par le trésor américain. Plus diplomatiquement, les autres dirigeants européens appellent à un rééquilibrage. Malheureusement, les dirigeants allemands semblent ne rien y comprendre et ont déclaré le rapport « incompréhensible« .

Conséquences des politiques économiques de l’Allemagne
Quand je parlais de modèle asymétrique, il faut comprendre que les gains de compétitivité allemands se sont réalisés essentiellement en bradant en baissant le coût du travail et en coupant dans ses investissements. Comment pouvait-elle augmenter significativement sa productivité avec des investissements aussi faibles? Quoiqu’il en soit, cela a plombé sa demande interne mais a fini, à partir de 2006, par donner des résultats, et encore.


Clairement, l’Allemagne a donc souffert pendant sa période d’ajustement dans un contexte européen porteur. Comment ses partenaires sont maintenant censés s’ajuster dans un contexte de crise économique majeur et d’une zone euro au bord de la déflation? Et c’est bien là le problème soulevé par le FMI, les salaires espagnols sont trop élevés par rapport aux allemands, mais malgré un chômage dépassant les 25%, ils ne baissent pas vraiment, ils stagnent.

eur-update_feb2014_deflation-blog-008_2Sans surprise, l’Espagne se lance donc dans une dévaluation fiscale. Comprendre, ne pouvant laisser se dévaluer la peseta et la dévaluation interne actuelle étant désastreuse, elle tente de mettre en place sa propre version de la « TVA sociale », comme l’Allemagne en 2006 et la France à l’heure actuelle. Les experts espagnols espèrent qu’un transfert d’un point de PIB de charge sociale sur la TVA permettrait de redresser la balance des comptes courants de 1.4 à 2.4 points. Rien de surprenant, ce type de transfert agit à peu près comme des droits de douane. Riche idée au sein d’une zone de libre échange! Encore faut-il être le seul à le pratiquer, et tout le monde semble qu’oublier que le même jeu dans les années 30 a abouti à l’effondrement du commerce et au final tout le monde s’est retrouvé dans une situation pire qu’avant.

Quel avenir pour l’Allemagne?
Quoiqu’on en dise, l’Allemagne a réussi quelque chose de positif, son chômage s’est résorbé et elle approche le plein-emploi. A part ça… L’Allemagne va mal, et elle va mal depuis 15 ans. Pour s’en convaincre, il suffit juste de regarder les chiffres avec un peu de recul et de se tenir informé, c’était le but de ce post!
Alors je sais que certains diront que la croissance allemande repart et qu’elle va tous nous laisser sur place. Mais c’est absurde. Les deux moteurs de la croissance d’un pays sont la démographie (avec l’immigration) et les gains de productivité. Or le premier moteur est en panne depuis 30 ans et le deuxième nécessite des investissements qui sont à plat depuis 15 ans. Quant à l’immigration, il suffit de contempler le gouffre à combler pour comprendre qu’elle ne suffira pas. Il n’y aura donc pas de croissance forte outre-Rhin dans les années qui viennent et d’ailleurs elle montre déjà des signes de fatigue. A plus long terme, tout n’est pas perdu mais il faudrait dès aujourd’hui une reprise forte des investissements publics et privés, qui s’accompagnerait inévitablement, dans un contexte de plein emploi, d’une hausse des salaires, d’une inflation modérée et d’une forte baisse de ses excédents commerciaux. Tout cela aurait de plus certainement un effet moteur sur le reste de l’économie européenne. Malheureusement pour nous tous, les priorités de l’Allemagne restent aujourd’hui un déficit zéro, une inflation nulle et l’exportation de son modèle qui « a clairement fait ses preuves ». Ce n’est pas gagné…

Édit: Je viens de retomber sur cet éditorial du Telegraph. Rien de bien différent.